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« Sécurité internationale et désarmement nucléaire »

Conférence internationale " Vers une nouvelle course aux armements ? "

Assemblée Nationale - 23 janvier 2017

 

 

 

Je remercie vivement les organisateurs de m’avoir invité - et en particulier Jean-Marie Collin avec qui j’ai pris l’habitude de débattre. Nous avons souvent, sur le nucléaire, des idées opposées ; mais nous sommes d’accord pour déplorer le fait qu’il est bien difficile de mobiliser en France pour débattre des questions de nucléaire militaire.

« Sécurité internationale et désarmement nucléaire ». C’est une problématique difficile, qui doit être éclairée par trois évolutions importantes du contexte international et une incertitude majeure, celle de l’arrivée de Donald Trump.

I. La problématique d’abord qui est celle de la paix et de la sécurité, à échéance prévisible, dans un monde que nous allons supposer, un instant, devenu post-nucléaire. 

 

Trois éléments essentiels doivent être pris en compte.

1/ Le premier, le plus simple, correspond à une réalité malheureuse : on ne désapprendra pas la bombe. Et on ne peut aller vers un désarmement nucléaire complet si l’on n’a pas résolu la question de la résurgence possiblede l’arme atomique. C’est à dire la réapparition, dans un monde dénucléarisé, d’un déséquilibre radical et alors incontrôlable du système international.

2/ Le second élément est plus pragmatique. La disparition, dans le contexte actuel, de l’arme nucléaire signifierait - à mon avis sûrement - le retour de la course aux armements conventionnels. De ce point de vue, la perspective d’un monde sans armes nucléaires n’est pas en soi nécessairement morale ni désintéressée, car elle assure aux pays dotés de puissantes industries d’armement, une suprématie par le développement d’un surcroît de moyens conventionnels. Ou, pire encore, par la recherche de nouvelles armes aux conséquences presque aussi terribles que celles des armes nucléaires mais dont le seuil d’emploi aurait été abaissé par rapport à ces dernières.

 

3/ Ce qui conduit au troisième élément, de loin le plus problématique et peut-être le plus tragique. Il est de savoir si la fin de la dissuasion nucléaire à court terme signifierait le retour des grandes guerres dont ma génération a pensé être définitivement débarrassée. 

Tous les arguments relatifs à la dissuasion sont réversibles. On ne peut pas prouver que la dissuasion nucléaire a empêché un nouveau conflit mondial ou de très forte intensité, ni prouver que ce sont d’autres facteurs de paix qui ont été plus déterminants dans le maintien d’une stabilité relative entre les puissances.

On sait que, depuis Hiroshima et sans doute à cause d’Hiroshima, la dissuasion n’est pas qu’affaire de technique ou de stratégie militaire. Elle contient la violence la plus extrême, dans les deux sens du mot. Elle porte en elle-même la possibilité de cette extrême violence autant que celle de sa retenue voire de son inhibition.

A l’inverse, l’Histoire nous enseigne depuis toujours ce qu’est une situation où aucune dissuasion ne peut arrêter la folie meurtrière des hommes. Devant la question, au fond très récente, des conséquences humanitaires de l’arme nucléaire, - et sans préjudice de l’aspiration légitime de prévenir toute répétition des conséquences horribles de l’usage de celle-ci - on ne peut que se souvenir du coût humain tragique des conflits et des guerres de siècles d’histoire, même en l’absence d‘armes nucléaires.

II. Trois évolutions du contexte international viennent éclairer cette problématique.

1. La prolifération 

  • D’un côté, l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien a constitué un progrès certain. Mais bien évidemment, l’incertitude demeure quant à sa pérennité, au regard des déclarations de la nouvelle administration américaine et de l’ambiguïté de la posture de Téhéran.

  • Par ailleurs, la Corée du Nord a mené, pour la seule année 2016, deux essais nucléaires et plus de 20 tirs de missiles balistiques. La donne a changé : il ne s’agit plus des provocations habituelles mais bien de la détermination d’un régime à se doter d’un arsenal nucléaire performant et à bouleverser les équilibres stratégiques. Le discours du nouvel an du leader Kim Jong-un atteste de cette évolution : la Corée du Nord est déterminée à menacer directement les Occidentaux en poursuivant le développement d’un missile intercontinental.

  • Le Pakistan, pour sa part, entretient le flou s’agissant de sa doctrine nucléaire dirigée contre son voisin indien dans un contexte où les tensions entre Delhi et Islamabad se sont accrues en 2016. En parallèle, le Pakistan modernise rapidement son arsenal : diversification des vecteurs et allongement de leurs portées.

En bref, les deux cas les plus préoccupants de prolifération, l’Iran et la Corée du Nord, font, depuis plus de dix ans, l’objet d’une attention constante et d’un régime de sanctions fortes. Finalement, aucun autre pays n’est passé durablement au travers des mailles, toujours plus serrées, du filet de la vigilance internationale. 

2. La question des acteurs non étatiques, notamment des groupes terroristes

 

C’est depuis longtemps un grave sujet de préoccupation. C’est probablement la difficulté extrême à s’emparer d’une arme et de son vecteur, ou a fortiori la difficulté à la fabriquer, qui a orienté les groupes terroristes vers des modes opératoires infiniment plus simples et moins couteux à mettre en œuvre. Ce qui reste à craindre aujourd’hui c’est d’abord une cyber attaque contre un système de commande ou de contrôle et ensuite la fabrication d’une « bombe sale », aux effets humanitaires réels mais beaucoup plus limités que celle d’une arme nucléaire. 

Quant à la détonation accidentelle d’une arme, qui peut dire sérieusement que, même en cas de cyber attaque, sa probabilité est plus forte aujourd’hui qu’hier ?

Que mon propos ne soit pas mal interprété : non seulement il ne faut pas nier ces risques mais, tout au contraire, il faut sans cesse les combattre avec la plus grande vigilance et la plus ferme volonté. Ce qui pose question, c’est de savoir si l’actualité renforce réellement leur intensité. La réponse est non ; mais ce qui a augmenté en revanche, c’est l’aversion au risque de nos sociétés modernes et les progrès normatifs du Droit International Humanitaire. 

3. Transition toute trouvée vers la troisième évolution du contexte, la campagne internationale contre les armes nucléaires. 

La campagne est partie essentiellement d’un argument, celui des conséquences humanitaires de l’utilisation de l’arme nucléaire. 

Vous connaissez tous la position de la France sur la question. Certes, le nombre d’armes nucléaires dans le monde est encore tel, malgré sa diminution considérable, qu’il est porteur potentiellement d’une capacité d’effacement de toute vie sur terre. Mais nous le savons depuis les années soixante. Rien de vraiment nouveau dans le débat, sauf pour ceux qui tentent de montrer que l’apocalypse qu’il faudrait redouter dans le futur serait pire que celle que nous avons évitée dans le passé. 

Au-delà de ces calculs virtuels, c’est la dimension politique du débat qu’il faut aborder. Permettez-moi de dire ici, à titre strictement personnel, que l’approche humanitaire me paraît minée par des points de faiblesse difficilement surmontables.

1/ La première faiblesse, c’est qu’elle court-circuite le lien, d’une extraordinaire complexité, entre la possession de l’arme et son utilisation. L’approche humanitaire fait l’impasse sur cette réflexion afin de postuler sans démonstration que la possession conduit à l’utilisation et que le risque d’utilisation de l’arme est simplement trop fort pour être acceptable.

2/ C’est d’ailleurs cette différence radicale entre possession et utilisation qui conduit à la deuxième faiblesse de l’approche humanitaire. En dénonçant le caractère immoral et illégal de l’utilisation de l’arme, elle contourne la question de la moralité et de la légalité de sa possession, question beaucoup plus centrale dans le cadre d’un processus de désarmement. Elle conduit à une forme d’injonction faite aux pays nucléaires de désarmer : l’utilisation de l’arme étant immorale et illégale, vous ne pouvez en conscience l’utiliser donc il est inutile de la garder. 

Je suis personnellement convaincu que cette abusive simplification du lien entre possession et utilisation, aboutissant à les confondre implicitement, renforce aujourd’hui la dynamique de l’initiative humanitaire mais va affaiblir à terme sa crédibilité. 

Elle bute d’ailleurs sur sa propre tentative de délégitimation de la dissuasion, consistant à dire qu’une arme nucléaire est une arme comme les autres, en ce que sa possession laisserait obligatoirement présager son emploi. Or l’Histoire a montré le contraire.

3/ Certains verront là, la défense d’un « ordre nucléaire » que les pays possesseurs n’accepteraient en réalité de modifier qu’à la vitesse d’une tortue, tant cet « ordre » les arrangerait. Mais l’image d’une asymétrie nucléaire qui s’exercerait au profit de huit ou neuf pays et au détriment des autres est trompeuse. 

Prenez pour vous en convaincre, par exemple, les populations de ces huit ou neuf pays, ajoutez celles des Etats non nucléaires de l’OTAN dont les pays bénéficient de la dissuasion élargie. Vous obtenez plus de la moitié de la population mondiale. Si vous ajoutez les pays, notamment d’Asie, auxquels les Etats Unis ont réaffirmé qu’ils bénéficiaient du « parapluie nucléaire » américain, on atteint une proportion de 59% de la population mondiale, ces 59% représentant au demeurant 87% du PIB mondial. Les chiffres augmentent encore légèrement si l’on prend les 38 pays qui n’ont pas voté la résolution L41 en octobre dernier mettant en place le groupe des pays chargés d’élaborer une convention d’interdiction.

Tout cela pour rappeler que, si certains d’entre vous considèrent que le paradigme nucléaire « bénéficie » à certains Etats, alors ils doivent admettre qu’il ne bénéficie pas seulement à une minorité d’Etats mais à une majorité de la population mondiale. 

Cette situation explique d’ailleurs en grande partie la lenteur des processus de désarmement nucléaire. Il faut prendre le monde tel qu’il est. Le nucléaire fait partie intégrante de notre système de sécurité collective et on ne peut changer ce système en profondeur, malgré ses défauts réels ou fantasmés, sans alternative crédible.

Ce qui me permet, là encore, de faire la transition vers le dernier point à aborder, celui de l’arrivée de Donald Trump à la présidence des Etats Unis.

 

III. En fait, nous sommes tous dans l’incertitude car le nouveau président américain a envoyé des signaux contradictoires durant sa campagne. 

 

Il a donné l’impression de tourner le dos à la politique de dénucléarisation engagée par Barack Obama, (certes avec des effets mitigés) par un tweet du 22 décembre assurant d’une formule assez vague que « les Etats-Unis doivent grandement renforcer et accroître leur capacité nucléaire tant que le monde n’aura pas retrouvé la raison dans le domaine des armes nucléaires ». Ce qui, pour un homme manifestement peu familier des dossiers géostratégiques, montre de façon sous-jacente le lien qu’il fait entre niveau des arsenaux nucléaires et contexte international.

 

Il a décrit l’accord iranien comme le plus mauvais et le plus stupide accord signé par les Etats Unis et annoncé qu’il allait l’abroger

 

En même temps, il a déjà semblé proposer un premier deal au président russe mêlant désarmement nucléaire et levée des sanctions. Cette approche a évidemment été immédiatement rejetée par Moscou.

Donald Trump a déclaré aussi viser la baisse des dépenses militaires et la fin des interventions extérieures aventureuses. Mais cela concernera-t-il le nucléaire - et donc l’effort budgétaire très lourd qu’impliqueraient la modernisation et l’expansion de l’arsenal nucléaire américain ? Vladimir Poutine a annoncé le renforcement en 2017 de la force de frappe nucléaire de son pays pour la rendre capable de défier tout système de défense antimissile, comme celui que Washington entend déployer en Europe orientale. Quelques heures après cette annonce par le président russe, M. Trump déclarait, sur la chaîne d’information MSNBC, « S’il le faut, il y aura une course à l’armement ». Evoquant les rivaux des Etats-Unis quels qu’ils soient, M. Trump aurait assuré, selon la même source : « Nous les dépasserons à chaque étape et nous leur survivrons. »

Bref, tout cela pour dire que l’imprévisibilité de M. Trump qui, au demeurant, lui donne un réel avantage stratégique, va devenir le facteur majeur de l’évolution des prochains mois. Certains ici y trouveront des arguments pour réclamer encore plus fortement une convention d’interdiction globale des armes nucléaires. Là où d’autres, dont je suis, rappelleront pour le déplorer que le monde réel se fragmente, évolue vers une remise en cause profonde du multilatéralisme et des modes d’élaboration du droit international, et sans doute vers de nouvelles guerres froides d’où le nucléaire n’est pas prêt d’être absent./.

*

 

Intervention prononcée dans le cadre de la session n°4 (14 h 45 – 16 h 15) : Sécurité internationale et désarmement nucléaire

Modératrice : Annick Suzor-Weiner, présidente de Pugwash France, physicienne, professeur à l’université Paris-sud.                                                                   

Intervenants :

  • Eric Danon, Directeur Général adjoint des Affaires Politiques et de Sécurité au ministère des Affaires étrangères, France ; 

  • Gabriel Macaya Trejos, Ambassadeur du Costa Rica à Paris, Costa Rica;

  • Béatrice Fihn, Directrice générale ICAN International, Suisse ; 

  • Jean-Marie Collin, Directeur du PNND France/pays francophones et vice-président d’IDN, France.    

 

 

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