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« La patrie, entre individualisme, régionalisme, nationalisme et mondialisation »

Colloque : « Société civile et communauté militaire :

défendre ensemble les valeurs de la France »

Grand amphithéâtre de la Sorbonne - 23 mars 2018

 

 


 

Bonjour à tous,

C’est avec un très grand plaisir que je participe à cette première table ronde. Je salue les personnalités présentes dans cette salle, élus, autorités civiles et militaires dans vos titres, grades et fonctions, et vous tous qui, par intérêt professionnel ou personnel, participez à cet important rendez-vous. Je m’exprimerai devant vous à titre personnel, le Quai d’Orsay n’ayant pas spécialement de position sur notre problématique.

(Introduction)

 

Le concept de patrie connaît un renouveau.

 

Il était de moins en moins utilisé depuis une cinquantaine d'années. On pourrait, bien entendu, s’interroger sur le pourquoi de cette longue désaffection. Se dire qu’il n’y a là rien d’étonnant, dans un pays où en une génération – la mienne – les intellectuels ont déclaré la mort de Dieu ; les gouvernants, notre soumission à la mondialisation marchande ; et les médias, la désacralisation du politique. On pourrait aussi évoquer la difficulté de notre pays à assumer l’entièreté de son héritage historique – je pense aux polémiques récurrentes sur les exactions révolutionnaires, les dérives coloniales ou encore les heures les plus sombres de la République pendant la seconde guerre, lorsque "patrie" était associé à "travail" et à "famille".

Mais de façon plus positive, le sujet de notre table ronde nous invite à aborder le concept de patrie à travers un ensemble de dynamiques bien actuelles. L’individualisme, qui renvoie à une évolution sociétale ; le régionalisme et le nationalisme, révélateurs d’une volonté d’ancrage territorial ; enfin la mondialisation, dynamique globalisante, sans frontiériste et marchande s’il en est. S’élargit ainsi, par la géographie, le champ de nos perceptions, en « dézoomant » de la plus petite entité, l’individu, à la plus vaste, notre planète.

La patrie se présente alors comme confrontée à des forces puissantes de notre monde moderne. Et je dirais, à titre personnel, ma conviction que cette confrontation va non seulement lui redonner toute son actualité mais dessiner son renouveau.

Comment cela ? Rappelons d’abord que la patrie relève de la fusion indissoluble d’un héritage et de la sacralisation de celui-ci. La patrie, c’est la représentation que nous nous faisons du legs de l’histoire, patrimonial et culturel, de notre pays ; héritage d’une infinie richesse, accumulé au fil des siècles par une transmission jamais interrompue entre générations successives. Et c’est, en même temps, la sacralisation de cet héritage, liée à la conscience de ce que nous lui devons et à l’amour que nous lui portons, en ce que cet héritage est constitutif de notre identité, producteur de sens collectif, et ordonnateur de notre temporalité.

Perdez la sacralisation et la patrie est ramenée au concept républicain de nation. La patrie se réduit alors à un héritage offert à tous et la nation à la communauté des héritiers qui en revendiquent leur part. Conception patrimoniale certes défendable mais qui ignore l’essentiel : le mystère du lien qui nous relie à cet héritage, mystère indépassable, dirais-je, de ce qui fait, en chacun, ancrage et collectivement lien, transcendance essentielle à la dynamique d'un peuple.

Entrons dans le vif du sujet.

(1. Fragmentation du monde)

 

La mondialisation, souvent vécue comme une « occidentalisation » du monde, a évidemment bouleversé de nombreux repères, pour le meilleur et pour le pire.

Après la chute du Mur et pendant près de trente ans, l’intégration par les échanges, la circulation des personnes, des services et des biens, les tendances à l’uniformisation culturelle ont pu faire croire à une convergence vers l’unité du monde et à la construction d’une « communauté internationale ». Certains en étaient venus à prédire la fin de l’Histoire, tant le marché, la démocratie et les droits de l’homme, ces marqueurs d’une volonté d’universel porté par l’Occident, semblaient devoir l’emporter.

Mais le vent a tourné. La dynamique d’aujourd’hui est à la fragmentation du monde. Au retour des frontières, des murs et des barbelés. A la confirmation de faiblesses persistantes de la gouvernance mondiale pour réguler la globalisation. Le marché a envahi toutes les sphères de l’existence, y compris celles, intimes, du corps et du sacré. Les révolutions scientifiques actuelles sont vécues autant comme porteuses de progrès que de risques majeurs pour l’humanité. Les migrations déstructurent les repères sociaux de communautés entières. Les progrès des droits de l’homme et de la démocratie se heurtent à des résistances qui vont du simple repli identitaire ou communautaire aux formes les plus violentes de la révolte. Sans doute assistons-nous aujourd’hui à la fin de la fin de l’Histoire.

Pour les uns, l’abaissement des frontières favoriserait la paix entre les nations, en permettant l’avènement de sociétés ouvertes, égalitaires, multiculturelles et pleinement conscientes des dégâts historiques des nationalismes. Mais pour d’autres, le concept de « citoyen du monde » resterait une dangereuse mystification ; l’abolition progressive des frontières aurait pour conséquence la destruction des identités ainsi que la création de nouvelles et multiples lignes de fractures sociales et culturelles qui ébranlent les cohésions nationales.

(2. La perte des repères de l'individu "moderne")

Et tout un chacun de s’interroger sur ce qui fait lien et sens, collectivement, dans ce chaos du monde. Le repli sur des schémas anciens se révèle une tentation permanente. Sur quoi s’appuyer d’autres quand les repères s’effacent et que les effets pervers de la modernité semblent l’emporter sur ses apports au progrès ? 

D’autant plus que, soumis à de multiples sollicitations éphémères et autant d’allégeances contradictoires, l’individu roi tend à se retrouver isolé et livré aux limites de sa propre liberté. Socialement défini et évalué par sa seule capacité personnelle à agir, il peine à « trouver sa place », à « exister » et à gagner dignité et considération. La frustration s’avère particulièrement forte parmi les jeunes, dans un univers 2.0 dont ils découvrent peu à peu qu’ils ne maîtrisent pas grand-chose. Et encore plus chez les enfants issus de l’immigration qui se sentent « étrangers » dans leurs deux cultures. Processus psychologique individuel bien connu, proche d’une pathologie sociale lorsqu’il touche une nombre important d’individus, qui se traduit par la promotion incessante du narcissisme, de la mise en scène de soi-même et du selfie… mais aussi, par réaction, par une volonté d’affirmation de la différence, de la marginalité, de l’hétérogène ou du minoritaire. 

Vers qui se tourner alors, vers quel groupe de ses semblables, pour trouver son équilibre personnel, s’engager autour d’un projet mobilisateur, et parfois sentir la sérénité d’une promesse partagée ?

Une géographie de communautés aux références culturelles communes s’établit alors assez naturellement par cercles concentriques. Sur notre continent, chacun peut ainsi choisir celle qui aura sa préférence et recueillera, rationnellement et émotionnellement, son allégeance prioritaire. En partant du cercle le plus large, l’Union Européenne (qui peine à faire rêver aujourd’hui), pour redescendre à l’échelon national, puis au niveau régional. Et jusqu’à trouver, à un niveau plus restreint encore, quelques nouvelles « tribus » en quête de « solutions » tant individuelles que collectives à leur propre anxiété. C’est que, par un retour de l’histoire, la territorialité redevient centrale et la question de la frontière, donc de la différenciation, ne se laisse pas traitée par la désinvolture.

Chacun valorisera l’un ou l’autre de ces niveaux en fonction des ses préférences. On sait le débat passionné sur les vertus et les insuffisances de chacun. Mais on sait aussi la légitimité de ce que chacun recherche : A quelle communauté dois-je appartenir pour me sentir, maître de mon destin, faire s’épanouir et transmettre ma culture sans me couper du progrès, vivre les rites et évoluer dans une forêt de symboles qui me permettent de me trouver en communion avec mes semblables ?

(3. Le retour d'une "envie de patrie" ?)

Dans une telle quête, parfois angoissée, parfois heureuse, qu’est-ce qui pourrait donner ou redonner toute sa place au concept de patrie ? Trois prises de conscience, liées au besoin à la fois de nous protéger ensemble des dangers actuels et de nous projeter ensemble pour les surmonter.

 

Premièrement, la conscience d’un danger d’une nature nouvelle, cristallisation d’une crainte existentielle et d’une angoisse identitaire. Avec la fin de la guerre froide et l’annonce d’un nouvel ordre pacifique mondial, les démocraties occidentales avaient fait disparaître la notion d’« ennemi », troquée contre des références aux « nouveaux risques » et aux « nouvelles menaces ». Mais nous assistons aujourd’hui, d’une part, au retour d’une géopolitique « confrontationnelle » des puissances et, d’autre part, à l’émergence d’une radicalité islamiste djihadiste dont l’objectif affiché consiste en une mise en cause, voire une destruction, des fondements essentiels de notre vie collective. 

Deuxièmement, la conscience que le « vivre ensemble » contemporain ne peut se satisfaire de l’absence de perspectives partagées ni d’une certaine déception collective devant l’évolution de notre vie publique. L’Etat, devenu presque exclusivement gestionnaire ces dernières années, s’est englué dans le pragmatisme de quotidien. Alors même qu’à l’évidence,  le politique se doit de retrouver sa vocation première - celle d’incarner une vision exaltante de notre futur, portée par une logique d’espérance, de progrès, de chemin vers une autre société, de valeurs censées nous propulser au-delà du présent. Ce qu’il faisait jusqu’à un passé récent au regard de l’Histoire.

Enfin, la conscience de la déstructuration sociale qu’entraîne la non application des lois et des règles que nous nous sommes donnés, dans les domaines aujourd’hui les plus sensibles de la vie publique. Alors que les confrontations politiques et sociales ont eu longtemps pour origine l’imposition de la toute puissance de l’Etat, c’est aujourd’hui la déliquescence de celui-ci qui semble génératrice de la plupart de nos violences intérieures. Il s’agit de balayer devant notre porte. Ainsi la ghettoïsation, le communautarisme ethnique, l’intégrisme religieux, les formes exacerbées de chauvinisme,… doivent-elles être réexaminées au regard des innombrables compromis que le politique semble accepter pour acheter une paix sociale fragile autant qu’éphémère.

(Conclusion)

 

Que devons-nous faire devant de tels enjeux ? A titre personnel, je dirais :

- D’abord, être nous-mêmes, c’est-à-dire fidèles à notre histoire, et le rester. Et faire en sorte que les Lumières dont nous sommes les héritiers continuent d’éclairer les obscurantismes qui nous guettent.

- Ensuite, assumer notre rapport à la modernité, dans un équilibre toujours délicat entre fidélité au passé et passion du changement - assumer ainsi notre contribution sans naïveté au progrès.

- Enfin, travailler la question identitaire sans complaisance, tout en gardant, au moins au fond de nous-même, une relation à l’étranger empreinte d’humanisme, de fraternité, de respect d’autrui et de bienveillance. 

A ce prix seulement, le concept de patrie sera appelé à retrouver toute son actualité, 

- pour peu que nous décidions de le dépoussiérer de la nostalgie qui s’y attache encore, en affirmant, plus qu’une « certaine idée de la France », une idée certaine de celle-ci ; 

- pour peu que nous prenions conscience de son apport au « vivre ensemble ». « La patrie, écrivait Mme de Staël, nous donne mille plaisirs habituels que nous ne connaissons pas nous-mêmes avant de les avoir perdus » ;

- pour peu enfin que nous retrouvions - non sans un certain orgueil - la volonté collective d’être enfin à la hauteur du message que la France porte au monde et qui la rend unique.

Je vous remercie./.

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